Dans le cadre de leur travail dans notre équipe Développement International, Claire et Clément ont étudié la transformation numérique de gouvernements dans plusieurs pays d’Afrique. Ils ont constaté que, malgré les différences locales, les gouvernements partagent certains défis. Ils se sont donc lancés l’année dernière dans un projet de recherche pour comprendre ce qui contribue à la réussite des projets de services numériques des gouvernements en Afrique. Ils partagent ici leurs premières conclusions.
Ils ont interrogé 20 personnes ayant participé à des projets de services numériques en Afrique. Cette publication est la première d'une série d’articles qui résument les principaux éléments qui sont ressortis de leurs échanges.
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Certains projets de services publics numériques sont voués à l'échec avant même leur lancement, quelle que soit la qualité des équipes projets et de leur approche. Ce premier article recense les trois principaux éléments qui peuvent déterminer la réussite ou l'échec d'un projet :
Choisir les projets en fonction de leur impact et de leur faisabilité
S'assurer que les projets sont financés au-delà de leur phase de développement
Donner aux équipes numériques les moyens de prendre des décisions, et de les faire appliquer
1. Choisir les projets en fonction de leur impact et de leur faisabilité
Les gouvernements peuvent être amenés à lancer des projets de services numériques pour plusieurs raisons, qui ne sont pas forcément bonnes. Nos interlocuteurs ont mentionné trois principales raisons pour lesquelles leurs projets de services numériques ont été lancés :
La récente publication d’une stratégie numérique nationale
Une mauvaise position dans les classements internationaux, comme l'indice e-Gouvernement des Nations Unies ou l’indice de facilité de faire des affaires de la Banque mondiale
La recommandation d'un partenaire de développement
Dans un de nos entretiens, l’équipe numérique priorisait les projets de services numériques en fonction de leurs chances de réussite, et de leur valeur ajoutée sur la vie des citoyens. Ces projets pouvaient venir de ministères et organisations gouvernementales, en demande d’accompagnement et d’expertise. L’équipe numérique décidait elle-même des projets à mettre en œuvre, sur la base d’une grille de critères d'impact et de faisabilité clairs. Cette équipe, récemment créée, avait choisi de se concentrer dans un premier temps sur des projets à petite échelle, ce qui lui permettait de disposer d'une grande marge de manœuvre.
L’origine d'un projet de service numérique ne détermine pas sa propension à l’échec ou au succès. Ce dernier est davantage lié au fait qu'il réponde à un besoin utilisateurs réel. Si ce n'est pas le cas, le service risque de ne pas être adopté par les utilisateurs à qui il prétend être utile.
Il arrive que des projets de services numériques soient priorisés parce qu'ils représentent une source de revenus potentielle pour les gouvernements. Nous ne pouvons pas le leur reprocher, mais la génération de revenus ne doit pas prendre le pas sur la prise en compte des besoins utilisateurs. Autrement le projet risque d’échouer, et d’aboutir à un gaspillage de l'argent public. L'objectif principal des services publics est de faciliter la vie des citoyens, et non de générer des recettes. Plus le nombre d'utilisateurs satisfaits d'un service est élevé, meilleur il est. Cela participe à renforcer la confiance des citoyens dans leurs institutions, ce qui consiste en le meilleur retour sur investissement que les administrations publiques puissent espérer.
La faisabilité est un autre élément qui peut influencer la décision d’approuver le lancement d’un projet de service numérique. Les décideurs examinent le degré de difficulté de développement d’un service, en fonction d’un certain nombre de contraintes, généralement d’ordre financier ou de ressources humaines. D'autres paramètres peuvent aussi entrer en jeu. Par exemple, la plupart des personnes interrogées estiment que la coordination d’un grand nombre de personnes autour d’un projet constitue un important défi, en particulier lorsqu'il n'y a pas de gouvernance de projet claire et efficace en place. Plus le nombre d'organisations gouvernementales impliquées dans un projet est élevé, plus les responsables du projet ont du mal à prendre des décisions rapides, et à les faire appliquer. Cependant, les projets intergouvernementaux sont souvent ceux qui peuvent générer le plus d’impact. Pour maximiser leurs chances de réussite, les projets larges et complexes peuvent être divisés en sous-projets. Commencer par de petits pas permet de rapidement tester des schémas de gouvernance, et d'obtenir des résultats rapides qui créent une dynamique positive qui profite à toutes les parties prenantes.
La faisabilité d’un projet est aussi meilleure s'il peut s'appuyer sur des infrastructures, plateformes, données, designs et modèles existants. Cela réduit les efforts et investissements nécessaires, d’où l’importance d’une approche coordonnée des administrations publiques en matière de transformation numérique. Cependant, nos entretiens ont confirmé que de nombreux projets de services numériques sont encore opérés en silos. C'est souvent le résultat d'un manque de gouvernance efficace pour gérer l'infrastructure et les plateformes numériques intergouvernementales. Souvent, les administrations publiques sont aussi accompagnées par plusieurs partenaires de développement qui travaillent sur une myriade de projets, sans grande cohérence. Il peut en découler des synergies manquées et une duplication des efforts.
2. S'assurer que les services sont financés au-delà de leur phase de développement
Nous avons demandé à nos interlocuteurs les principaux défis rencontrés dans leurs projets de services numériques. Dans la phase de développement, les problématiques de budget n’ont jamais été mentionnées. Par contre, une fois les services lancés, le manque ou l'irrégularité des ressources financières ont davantage été cités comme sources de problèmes. Certains services, bien qu’ils répondent à des besoins utilisateurs et qu’ils aient été correctement développés, sont rapidement devenus caducs en raison d'un manque de budget et de planification à long terme.
Sur les 8 projets de services que nous avons examinés au cours de nos 20 entretiens, les services qui ont été financés par des agences partenaires de développement (plutôt que par des gouvernements) n'ont reçu des financements que pour la phase de développement. Il n'y avait pas de plan en place pour assurer le financement des services une fois lancés. En d’autres termes, les coûts de maintenance et d'amélioration continue n'étaient pas pris en compte. Les services devaient compter sur des budgets internes souvent sous-estimés et très variables d'une année à l'autre. Une personne interrogée nous a parlé d'un service d'enregistrement en ligne des entreprises qui a cessé d'être utilisé, parce que des souris avaient mangé les câbles des ordinateurs. Il n'y avait pas de budget pour renouveler le matériel, aussi l'équipe est revenue au papier et au stylo.
Pour les administrations publiques et les partenaires de développement, il peut être plus attractif de financer de nouveaux projets de services numériques que de soutenir des équipes en charge de services existants. Ils ont quelque chose de tangible à montrer. Pourtant, en termes d'impact, et de durabilité, investir dans des équipes de services numériques peut s'avérer plus judicieux.
Un autre problème qui a été évoqué à propos du financement des services numériques est l'absence d'approche coordonnée entre les organisations gouvernementales. L'un de nos interlocuteurs, membre d'une organisation de financement du développement, a admis que les administrations publiques refusent rarement les financements, mais a également souligné que :
"C'est aussi la responsabilité des partenaires de développement. Ils savent que les administrations publiques accepteront leurs financements sans s'assurer qu'ils sont cohérents avec leur stratégie globale. Ils vont quand même de l’avant, et cela conduit à la création de systèmes numériques balkanisés, ce qui est contre-productif."
Qu'ils soient financés par des administrations publiques ou des partenaires de développement, il est important que les services numériques continuent à être supervisés par une équipe, coordonnée par un gestionnaire de service, après leur lancement. Cela requiert un budget, qui prenne en compte à la fois les coûts de du renouvellement du matériel, des mises à jour des logiciels, des améliorations à apporter au service en continu, et du fonctionnement de l’équipe de maintenance et de support technique.
3. Donner aux équipes numériques les moyens de prendre des décisions, et de les faire appliquer
Les projets de services numériques les plus importants s'appuient souvent sur des données et des plateformes numériques partagées entre ministères et organisations publiques. Pour que ces projets intergouvernementaux réussissent, et apportent de la valeur ajoutée aux citoyens, les parties prenantes se doivent d’être coordonnées, et de ne pas travailler en silos. Les responsabilités doivent être clairement et efficacement réparties afin de faciliter les prises de décision rapides.
En pratique, ce n'est pas facile. La plupart des projets que nous avons examinés en entretien avaient pour parties prenantes plusieurs organisations gouvernementales, avec des priorités différentes, dont la coordination était fréquemment mentionnée comme défi.
Dans l'un des projets évoqués en entretien, l'équipe numérique était sûre de réussir parce qu'elle bénéficiait d'un soutien politique fort. Les ministres de chaque organisation impliquée étaient très solidaires du projet. Ils assistaient régulièrement aux réunions, et mettaient tout en œuvre pour résoudre les problèmes qui pouvaient se présenter. Toutefois, Leur soutien s'est amenuisé à mesure que les difficultés apparaissaient. Ils ont délégué leur rôle à d’autres personnes qui ont assisté aux réunions à leur place, et ont cessé d'intervenir lorsque leur aide était sollicitée. Le projet a donc perdu de son élan, d’où il a découlé d’importants retards.
Les problématiques de ce type semblent être plus fréquentes dans les modèles de gouvernance où l’équipe de services numériques est sous l’autorité d’une personne ou d’une organisation qui n’est pas hiérarchiquement au-dessus des parties prenantes du projet. C'est le cas des équipes numériques qui sont placées sous l'autorité d'un ministère des TIC.
En revanche, les équipes de services numériques qui sont sous l’autorité directe d’un président ou premier ministre (par exemple, l'ADIE au Sénégal et l'ASSI au Bénin) ont plus de chances d'obtenir l'adhésion des autres organisations. Selon un partenaire de développement que nous avons interrogé à ce sujet, "Il vaut mieux ne pas investir dans un programme - et que le gouvernement refuse le prêt qu’on lui propose - lorsqu'il n'y a pas de système de gouvernance en place qui donne un pouvoir d’autorité aux équipes numériques, ou lorsque ces équipes ne sont que des personnes là temporairement, seulement jusqu’à la fin du programme".
Un soutien politique est donc nécessaire, mais pas suffisant. Les décrets ne le sont pas non plus. Dans certains des projets évoqués en entretien, le rôle et les responsabilités des équipes numériques ont fait l’objet d’un décret, destiné à leur donner une meilleure légitimité et autorité. Nos interlocuteurs ont trouvé cette démarche relativement utile, mais quelqu’un a cependant nuancé : "Le chemin est long entre un bout de papier et la réalité". Les équipes numériques ont besoin d’autorité et d'autonomie.
Dans un des projets évoqués en entretien, le principal ministre concerné ne connaissait pas grand-chose à la transformation numérique. Il n'avait donc pas l'impression de maîtriser le projet. Plutôt que de soutenir le chef de projet, il l'a licencié. La personne censée reprendre le rôle de chef de projet avait tellement peur de perdre son emploi que le projet s'est poursuivi sans aucune forme de coordination, jusqu’à ce qu’il soit abandonné.
À l'inverse, dans un autre projet, plus réussi, notre interlocuteur a déclaré : "Le comité de l'agence numérique qui pilotait le projet n'a pas eu à demander l'autorisation de quiconque pour planifier ou exécuter le projet. Ils ont seulement reçu des objectifs des personnes intéressées".
Remerciements
Vous venez de lire les premières conclusions de notre série d'entretiens. Nous tenons à remercier l’ensemble de nos interlocuteurs pour leur temps et leur précieuse contribution. Nous ne les nommerons pas ici, parce que nous avons choisi de garder nos conversations confidentielles. Nous avons voulu créer un espace sûr, où chacun puisse librement partager les défis auxquels ils ont été confrontés. Si des passages de cet article vous parlent, et font écho à votre expérience, n’hésitez pas à nous le faire savoir et nous vous tiendrons informé de la publication des prochaines publications de cette série d’articles.
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