Dans le contexte de la transformation numérique, que signifie la durabilité pour vous?
Pour moi, la transformation numérique atteint un cap que nous pouvons qualifier de « durable » lorsque la majorité des citoyens adoptent les services publics de l’ère d’internet — et y adhèrent. Mais chaque nation passe par des phases différentes pour atteindre ce cap. D’abord, un groupe relativement restreint de personnes adopte les services publics de l’ère d’internet. Ils sont suivis par une « majorité précoce », puis par la « majorité tardive ». À ce stade, le changement est dans l’ADN du pays. Il a été universellement adopté. La transformation numérique doit être pensée de manière différente à chacune de ces phases.
En Inde, nous avons constaté que la phase 1 a tendance à prendre environ 3 ans ; la phase 2 prend encore 3 à 4 ans, et l’adoption majoritaire tardive se produit entre 7 et 10 ans. L’Inde compte 1,3 milliards d’habitants et présente une extrême diversité en termes de richesse, d’éducation et de langues parlées (il existe 22 langues officielles et de nombreuses variations). Il n’est pas surprenant que chaque domaine de transformation se trouve dans une phase différente. Par exemple, il y a environ 10 ans, nous avons commencé à transformer la façon dont nous traitons l’identité et l’inclusion financière et ce domaine est très largement adopté. Mais nous n’en sommes pas encore là en matière d’éducation et de santé.
Quels sont les fondements d’une transformation numérique durable?
La transformation numérique durable repose sur 3 facteurs qui sont:
Les institutions de l’ère du numérique. Cela inclut les institutions, les lois, la réglementation et le financement qui participent à un environnement institutionnel propice à une transformation numérique durable.
Les composantes des technologies numériques. Les équipes doivent identifier et concevoir l’ensemble minimal de « composantes » dont elles ont besoin pour commencer à transformer les services publics et résoudre les défis sociétaux. (Les composantes des technologies numériques indiennes comprennent le système d’identité biométrique Aadhaar, le service de signature électronique en ligne eSign et Digilocker, une plateforme basée sur cloud pour le stockage, le partage et la vérification de documents).
Incitations à l’innovation numérique. Il s’agit des mécanismes visant à inciter tous les principaux acteurs de l’écosystème numérique à prendre part à la transformation numérique de leur pays. Un écosystème qui n’innove et n’évolue pas en permanence stagne. Cela signifie qu’il subit une transformation forcée, et non durable.
Qui sont les principaux acteurs de la transformation numérique durable?
Il y a 3 acteurs principaux impliqués dans la transformation numérique : le secteur public, le secteur privé et la société civile. L’un des grands défis est de s’assurer que tout le monde s’engage et participe de manière appropriée. En théorie, la transformation est possible si seuls les secteurs public et secteur privé la font avancer, mais le changement ne serait pas durable. Les gouvernements ont tendance à faire le minimum, et les acteurs privés sont intéressés par la génération de revenus, ce qui signifie qu’ils sont rarement intéressés par le long terme. Les acteurs de la société civile, eux, sont les yeux et les oreilles de la société. J’évoque ici les chercheurs en sciences sociales, les organisations qui représentent des personnes vulnérables et les citoyens eux-mêmes. Ils jouent un rôle essentiel dans la transformation durable en termes d’inclusion. En Inde, il y a eu plusieurs incidents où des familles ont été exclues de la distribution de nourriture. La société civile en a discuté publiquement et, ce faisant, elle a réussi à demander des comptes au gouvernement et au secteur privé. La même chose s’est produite avec notre travail sur l’identité numérique. Quand la société civile a fait pression sur le gouvernement pour affiner et définir les contours du projet — il y a eu beaucoup de débats autour du respect de la vie privée.
Donnez-nous un exemple de transformation numérique durable
Dans les premières phases de l’innovation, je ne pense pas que les équipes numériques gouvernementales doivent se surcharger de questions sur la durabilité. Rien ne garantit que l’innovation puisse se réaliser à grande échelle. Ils doivent donc agir rapidement et penser comme une start-up. Ils pourront envisager la durabilité en profondeur au cours des phases intermédiaires et ultérieures. Il est donc important que l’environnement où l’on innove dispose des politiques et des composantes technologiques appropriées pour permettre une transformation numérique durable dès le départ. L’interface de paiements unifiés (Unified Payments Interface, UPI) en est un bon exemple.
L’UPI est un système de paiement interopérable développé par la National Payments Corporation of India (NPCI) qui permet le transfert d’argent en temps réel entre les banques, les portefeuilles, les personnes et les commerçants.
L’UPI a été lancée en vertu de la loi sur les paiements et les règlements, elle a reçu la pleine bénédiction de la Banque centrale de l’Inde et a été incubée par la NPCI, organisme à but non lucratif chargé de gérer l’infrastructure de paiement. En bref, l’UPI a été développée de manière responsable avec des garde-fous suffisants pour garantir la protection de ses utilisateurs. Par conséquent, de nombreux acteurs ont utilisé l’UPI comme composante de leur innovation, qui allait se faire pardessus. Plus de 10 licornes indiennes ont créé de nouveaux services tels que des solutions de bons d’achat en ligne, de paiement de factures, de paiement de personne à personne et de personne à commerçant et des guichets automatiques basés sur l’UPI. Ça a été un élément clé en matière de transformation numérique durable.
Quel rôle jouent l’open source et les protocoles dans la durabilité?
Tous les pays diffèrent en termes de maturité numérique, d’environnement institutionnel, de paysage sociétal ou économique, mais pour ce qui est d’avancer dans leur transformation numérique, ils bénéficient tous d’éléments communs : logiciels en open source, contenus, ensembles de données, protocoles et même plateformes. Ils ne s’inscrivent pas dans un contexte particulier. Ils représentent le plus grand dénominateur commun des composantes numériques. Les biens publics numériques sont essentiels à l’adoption massive de l’innovation et du changement. Nous devons les partager, les alimenter et les entretenir.
Mais nous pouvons aller plus loin que le partage des biens publics numériques par l’adoption de protocoles communs. Un protocole consiste en un langage commun qui permet l’interopérabilité entre des plateformes différentes. Par exemple, les courriels reposent sur des protocoles tels que SMTP, POP et IMAP. Ces protocoles nous permettent de recevoir et d’envoyer des courriels à tout le monde, quelle que soit la solution utilisée. Si nous disposions de protocoles pour les solutions de messagerie, nous serions en mesure d’envoyer un message de Whatsapp à Signal, Telegram, Slack ou Messenger. Mais depuis les années 2000, l’industrie numérique va beaucoup trop vite et crée des jardins clos sans protocoles interopérables—les gouvernements ne se sont pas encore emparés de cette question. Les protocoles pourraient pourtant offrir un grand potentiel en permettant à des plateformes différentes de communiquer. Par exemple, en Inde, nous sommes en train de mettre en place une assurance maladie universelle où un réseau ouvert de plateformes de santé et de bienêtre est connecté au réseau commun par des protocoles ouverts. Il y a un effort pour créer un réseau ouvert pour le commerce décentralisé grâce à des protocoles interopérables, et dans la ville de Kochi, un réseau de mobilité ouvert a été créé où les plateformes de mobilité et les applications peuvent créer un réseau unifié.
De nombreux progrès ont été réalisés, mais il est difficile de créer des protocoles dans des domaines où les grands opérateurs historiques défendent leurs propres intérêts commerciaux. Mais nous devons continuer à créer des communautés de protocoles en open source. Pour ce faire, nous pouvons nous appuyer sur les communautés de start-up naissantes et dynamiques ainsi que sur les think tanks et les bénévoles, qui sont bien mieux placés pour servir l’intérêt du plus grand nombre.