La transformation numérique du secteur public en Tunisie est au centre de l’agenda national. La pandémie a mis en évidence une grande fracture numérique entre les citoyens. Beaucoup de ménages ont été confrontés à des difficultés pour toucher leurs aides sociales, paiements de retraite, transferts en espèces, ou accéder aux soins de santé publique. L’écart entre les niveaux de culture numérique a également rendu de nombreuses personnes vulnérables à la fraude. De fausses pages sur les réseaux sociaux qui semblaient offrir des aides sociales ont piégé des citoyens en les incitant à partager des données personnelles telles que leur numéro de carte d’identité nationale.
Introduction de décrets
Pour accélérer la digitalisation, le gouvernement tunisien a introduit une série de mesures, dont plusieurs décrets visant à lutter contre la résistance au changement et l’inertie administrative, et à encourager l’interopérabilité.
En théorie, l’introduction de décrets pour faciliter le changement lorsqu’il est nécessaire et urgent semble être une bonne idée. Mais dans la pratique, la Tunisie a constaté que quand le changement est imposé, les besoins des citoyens et des fonctionnaires sont moins pris en compte, et que par conséquent, cela ne se traduit pas par la mise en œuvre d’outils de politique publique appropriés.
Nous avons rapidement appris que les décrets ne sont pas la panacée et que la culture organisationnelle est le principal obstacle au changement. Pour atteindre ses objectifs, la Tunisie devait instaurer une culture de confiance, d’autonomie et de collaboration au-delà des frontières organisationnelles. La Tunisie avait besoin d’une nouvelle approche pour y faire face.
Faire avancer l’interopérabilité grâce aux analyses comportementales
L’interopérabilité des systèmes d’information était l’une des principales priorités de l’ancien ministre Mohammed Fadhel Kraiem. L’expérience du programme de protection sociale AMEN Social a mis en évidence l’importance du partage des données et des données comme preuves pour construire et mettre en œuvre un modèle de protection sociale équitable et efficace.
L’analyse comportementale nous a permis de trouver des approches pour aider l’organisation à partager et intégrer ses données de manière responsable dans le cadre des efforts vers l’interopérabilité.
Nous avons décidé d’utiliser l’analyse comportementale parce que nous avons estimé que les approches traditionnelles descendantes (top down), comme les décrets, ne suffisaient pas, mais que les 2 approches combinées pourraient être efficaces.
En tant que chercheuse comportementale au ministère de la Technologie, mon rôle est d’aider à comprendre les défis auxquels les fonctionnaires sont confrontés quand des programmes de transformation numérique sont lancés. Les résultats de nos recherches peuvent ensuite être utilisés pour façonner la mise en œuvre de ces programmes. Lorsque le gouvernement a publié un décret sur l’interopérabilité, j’ai organisé une série d’ateliers avec des collègues des ministères. J’ai vite appris que le principal défi était la résistance au changement : les différents acteurs ne voulaient pas mettre en place des processus d’interopérabilité et partager leurs données en raison d’obstacles d’ordre à la fois psychologique et social.
Aperçu du partage de données entre organisations
Au ministère de la Technologie, nous avons utilisé le cadre d’analyse ABCD de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) pour guider nos recherches. Il se concentre sur 4 facteurs de problèmes comportementaux :
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Attention.
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Bâtiment des convictions.
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Choix.
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Détermination.
Voici quelques-unes de nos observations tirées des ateliers que nous avons organisés pour comprendre les obstacles à l’interopérabilité des données.
L’attention (la facilité avec laquelle les gens sont distraits) Les gens n’ont pas prêté beaucoup d’attention au programme d’interopérabilité des données à cause de son manque de clarté et de la complexité du processus d’intégration. Ils avaient peu de visibilité sur la façon dont le système d’archivage des données fonctionnerait, si cela signifiait des coûts supplémentaires, quel type d’assistance technique ils pourraient recevoir ou comment le principe « une fois seulement » (once only) pourrait leur être bénéfique. Le principe « une fois seulement » est un principe selon lequel les administrations publiques ne devraient collecter des informations auprès des citoyens et des entreprises qu’une seule fois, et par la suite partager ces informations entre elles et les réutiliser.
Bâtiment des convictions (comment les premiers jugements s’avèrent souvent inexacts) Nous nous sommes rendus compte que les gens étaient réticents à partager leurs données par crainte de perdre le contrôle et de dévoiler de mauvaises pratiques d’encodage et de protection, par exemple, la classification des données, l’anonymisation des données ou le développement de métadonnées cohérentes.
Choix (comment les gens sont influencés par la présentation des choix, et par le contexte social et situationnel) L’interopérabilité des données était disponible comme un service à la demande. Mais comme les gens ont tendance à s’en tenir à ce qu’ils ont l’habitude de faire, il y avait un manque d’impulsion pour initier le changement et demander de manière proactive l’interopérabilité des données, et l’adopter.
Détermination (comment le bon vouloir des gens a ses limites et est sujet à des biais psychologiques) Il a fallu beaucoup de temps pour que les gens intègrent le programme, et ceux qui l’ont rejoint le plus tôt ont eu des difficultés à rester motivés.
Encourager l’interopérabilité des données
Les enseignements de ces ateliers ont permis d’éclairer la manière dont nous devrions concevoir la mise en œuvre du programme d’interopérabilité des données. Nous savions qu’il y avait du travail à faire avant que les agents et les décideurs des différents secteurs de la fonction publique se sentent à l’aise pour partager des données.
Pour les aider, nous avons développé une série de réunions en présentiel autour des services de protection sociale pour comprendre les besoins utilisateurs et encourager les différentes parties prenantes à se rencontrer et échanger. Ces réunions en présentiel ont été l’occasion de découvrir les différents usages des données et les besoins associés de chaque acteur et de dévoiler leurs appréhensions sur l’anonymisation ou le niveau d’abstraction de leurs données.
Ensemble, nous avons co-conçu un cadre pour le partage et la gestion des données.
Nous avons également mis en place un « simulateur d’interopérabilité des données » pour aider les utilisateurs à visualiser ce à quoi pourrait ressembler une plateforme ouverte entre fournisseurs et consommateurs de données. Nous avons estimé que la meilleure façon d’instaurer la confiance des équipes sectorielles dans une méthode de travail plus transparente était de leur donner la possibilité d’expérimenter en toute sécurité avec leurs données et de prendre part à la décision de ce qui pourrait être partagé avec des tiers.
Le processus a permis de déconstruire des convictions qui étaient bien ancrées empêchant certains secteurs de partager leurs données. L’utilisation d’une méthodologie d’analyse comportementale et l’expérimentation d’un simulateur d’interopérabilité des données ont largement contribué à soutenir la transformation organisationnelle du Centre national de l’Informatique en un opérateur national pour l’interopérabilité qui aidera à diriger le déploiement de l’interopérabilité avec différents acteurs.
Nous continuons à apprendre. Mais nous pensons que l’utilisation des connaissances comportementales pour améliorer la culture et la confiance peut participer à la construction de bases durables pour la digitalisation du secteur public.